Édito
”Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux.”
écrivait René Char. J’ai en effet l’intime conviction que les grands auteurs, les grands poètes en savent toujours un peu plus long que nous sur nous-mêmes. Ils nous contiennent, nous comprennent mieux qu’on ne se comprend soi-même, et nous aident souvent à déchiffrer au fond de nous la complexité dont nous sommes faits. Ils mettent pour nous des mots sur nos fragilités, nos aveuglements, nos peurs, nos désirs inassouvis, nos quêtes d’absolu, nos combats, et ce faisant, nous arment en pensée pour mieux les affronter ensemble, dans ces rares endroits de réflexion et de ressentis vécus en commun que sont encore les théâtres.
C’est avec ce désir-là que nous avons écrit cette première saison. Il y sera beaucoup question d’amour, du sens qu’il revêt dans nos vies, des utopies qu’il a incarnées, des cadres dans lesquels notre époque le maintient. Marguerite Duras, adaptant une nouvelle d’Henry James, La Bête dans la jungle – que j’aurai la joie de mettre en scène avec à mes côtés Valérie Dréville et John Arnold –, s’inquiète de notre capacité à ne pas savoir le reconnaître avant qu’il ne soit trop tard ; Maurice Maeterlinck, dans Aglavaine et Sélysette, veut croire que l’amour peut nous sauver de tout ; Marivaux, s’il le porte en triomphe, lui assigne une mission politique où la fin seule justifie les moyens ; Michel Houellebecq, dans ce best-seller mondial qu’est devenu Les Particules élémentaires, met en crise avec une amère ironie les idéaux libertaires des années soixante-dix ; et l’équipe du Pain et des Rolls, que nous accueillons en création, interrogera le devenir contemporain des héros de La Maman et la putain, film culte de cette même époque. « L’amour est à réinventer ! », s’exclamait Arthur Rimbaud. C’est à cette injonction que de nombreux spectacles de la saison tenteront de répondre.
Il y sera aussi question d’art et de folie, de contre-courant, de marginalité, d’excès, de conduites border-line, de toutes sortes de tentatives de s’arracher ou de résister à la marche d’un monde sans visage, violent, excluant, qui trop souvent ressemble au nôtre. On fera en effet connaissance avec les marginaux du commerce international que sont les mécanos de La Jurassienne de Réparation ; avec le poète Robert Walser, qui mourut sous la neige, un soir de Noël, après avoir laissé au monde une œuvre d’une infinie délicatesse ; avec Petit Pierre, jeune paysan handicapé qui construisit tout au long de sa vie un incroyable manège devenu un joyau d’art brut ; avec Woyzeck de Büchner, que Jean-Pierre Baro entremêle avec l’histoire de son père, travailleur sénégalais dans la France des années soixante-dix ; avec Mahmoud, double romancé de Mohamed Guellati, qui rêve, entre Montbéliard et Sétif, au devenir de sa vie métissée ; avec l’enfance incroyable, hors du temps et du monde, de la comédienne Flore Lefebvre des Noëttes ; avec une jeune femme maniaco-dépressive, vivant sur le fil du rasoir, sur laquelle le metteur en scène Guillaume Vincent a posé un regard de documentariste aimant ; avec la mégalomanie meurtrière du gourou Jim Jones qui entraîna, en 1978, neuf-cent disciples dans la mort.
Je suis également très heureuse de vous présenter le travail de deux troupes, qui comptent parmi les plus belles aventures théâtrales européennes de ces trente dernières années. Sera en effet présent le metteur en scène polonais Krystian Lupa, qui re-crée Déjeuner chez Wittgenstein, de Thomas Bernhard. J’avais découvert ce spectacle il y a quelques années à Paris. Il fut de ceux qui bouleversèrent radicalement ma vision du théâtre, de l’acteur et de l’écrivain de génie qu’est Thomas Bernhard. En partenariat avec la Scène nationale de Besançon, nous avons aussi la joie d’accueillir Passim, du Théâtre du Radeau, mis en scène par François Tanguy. Récusant la notion de spectacle, les créations de cette troupe exemplaire sont des expériences sensibles à nulle autre pareilles. Passim s’offre à nous comme un immense poème scénique, visuel et sonore, musical et littéraire, affirmant « la profondeur de la beauté nécessaire, face à l’éternelle grimace de l’histoire ».
Très concrètement, au présent, jour après jour, faire vivre un Centre dramatique national, c’est porter le même engagement, la même exigence et le même enthousiasme à répéter nos propres créations ; à accompagner les équipes en résidence chez nous ; à faire découvrir aux spectateurs francs-comtois les plus grands artistes de la scène internationale ; à rencontrer et accueillir les compagnies installées en région, avec qui nous construisons un dialogue fécond ; à ouvrir grand nos portes aux équipes désireuses d’expérimenter en leur proposant des laboratoires de recherche tout au long de l’année ; à tisser et développer des liens, partout sur le territoire, avec les autres structures culturelles, les différentes écoles où l’art se transmet, les associations de théâtre amateur, de théâtre universitaire, d’éducation populaire, avec les enseignants et enseignants-chercheurs, les élèves, les étudiants ; à imaginer des projets d’action artistique hors les murs, comme nous allons le faire tout au long de l’année avec Maud Hufnagel – artiste associée sur la durée de mon mandat – et des habitants du Val de Mouthe ; qu’à proposer une petite forme légère qui circulera auprès des publics éloignés du Centre dramatique national – Jean Rochereau, conteur et comédien du Théâtre du Radeau installera au printemps sa Yourte, lieu nomade d’hospitalité et d’oralité, sur les places, dans les villages et les écoles – ; qu’à tout mettre en œuvre pour que ce théâtre soit le plus chaleureux et le plus convivial possible. Nous ferons du bar un foyer où vous pourrez vous restaurer, écouter de la musique, disposer d’un accès wifi, de la presse du jour, d’une bibliothèque, d’une librairie et espérons vivement pouvoir installer une terrasse sur l’esplanade aux beaux jours. Il s’agit de tout mettre en œuvre, donc, pour que ce théâtre soit avant tout un lieu de partage, de parole, de dispute peut-être, de circulation de pensée.
Ce travail, c’est bien entendu toute l’équipe du théâtre qui l’entreprend et l’invente chaque jour, et je tiens ici à les saluer personnellement et chaleureusement pour le cœur que chacun met à l’ouvrage et la foi que nous partageons en un théâtre d’art, ouvert à tous, propagateur de sens, d’expériences audacieuses et d’espérance.
Bienvenue !
Célie Pauthe